En 1976, Henry Spira lance une campagne contre le Muséum d’Histoire naturelle de New-York pour faire cesser une expérimentation menée sur des chats. Ce sera la première d’une série de victoires, dont certaines contre de grosses multinationales telles que McDonald’s, L’Oréal ou Procter & Gamble. Dans Théorie du tube de dentifrice, son ami le philosophe Peter Singer retrace le parcours de ce militant de la cause animale dont les méthodes continuent d’inspirer aujourd’hui, notamment l’association L214. Un manuel d’activisme orienté solutions destiné à ceux qui veulent changer le monde.
Les prémices de l’engagement
Originaire de Belgique, Henry Spira fuit l’Allemagne nazie avec sa famille en 1938 à l’âge de 11 ans. Quelques années plus tard, il émigre aux Etats-Unis. Il est tour à tour marin, syndicaliste, prof de lycée et journaliste. En 1973, Henry Spira lit un essai du philosophe australien Peter Singer qui publiera deux ans plus tard l’ouvrage fondateur La Libération animale. C’est une révélation. Il écrit : “J’ai senti que la libération animale était l’extension logique de ce qui avait été toute ma vie : m’identifier aux impuissants, aux dominés, aux opprimés”. Il s’inscrit à un cours dispensé par Peter Singer à l’université de New-York et devient végétarien. Lors de la dernière session, il propose aux autres élèves de se mobiliser. La condition animale sera le combat de sa vie.
Sa première campagne concerne l’expérimentation animale. En 1976, le Muséum d’Histoire naturelle de New-York mène une expérience sur le comportement sexuel des chats. Henry a soigneusement choisi sa cible : la recherche est payée par les impôts des contribuables, le fait qu’il s’agisse de chats rend le sujet potentiellement mobilisateur car il est plus facile de s’identifier à un animal dont on se sent proche, et l’étude n’a pas de réelle utilité scientifique (quel intérêt pour l’Humanité d’en apprendre davantage sur le comportement sexuel des chats ?)
Il commence par écrire une lettre au musée puis au New-York Times, sans succès. Organise des manifestations qui se poursuivront tous les week-ends pendant plus d’un an. Demande aux militants qui le soutiennent d’écrire aux donateurs du muséum pour les alerter sur l’étude et les encourager à suspendre leurs subventions. Henry Spira obtient la mobilisation d’un membre du Congrès, et le magazine Science écrit un article dans lequel l’activiste est décrit comme “amical, ouvert, modéré et non véhément”. Les militants vont jusqu’à faire paraître une publicité choc dans le New-York Times pour inciter les lecteurs à écrire à leurs élus, et ils envoient un courrier aux voisins du directeur de recherche du musée pour qu’ils mettent la pression sur ce dernier afin de le pousser à abandonner l’expérimentation. Ce sera le coup de grâce.

Ethics into action
Mettre la pression. On repense au titre énigmatique de l’ouvrage, Théorie du tube de dentifrice (Ethics into action en anglais), et vous commencez peut-être à entrevoir le rapport. Imaginez que votre tube de dentifrice est bouché. Deux options s’offrent à vous : enlever le bouchon bloquant la sortie de la pâte, ou exercer une pression ferme et continue jusqu’à obtenir la quantité de dentifrice souhaitée. La combinaison de ces deux actions résume à elle seule la méthode Spira : là où d’autres choisissent une confrontation inconditionnelle, voire violente, il opte pour le pragmatisme et la théorie des petits pas : le dialogue, la persuasion (trouver une solution pour déboucher le dentifrice) et l’exercice d’une pression graduelle jusqu’à faire plier la partie adverse.
“Le mouvement pour les droits des animaux doit concentrer son énergie sur l’avènement d’un véritable changement culturel. Le terrorisme et les menaces de violence ne peuvent que constituer un obstacle à cet objectif”.
Les 10 règles d’une action militante réussie :
Henry Spira mènera de nombreux combats, aussi bien sur le front de l’expérimentation animale que la condition des animaux d’élevage. Voici les principaux enseignements que l’on peut retenir de son action.
1/ Essayez de comprendre l’état actuel de l’opinion publique et la direction dans laquelle vous pourriez l’emmener demain
Restez ancré dans la réalité : trop de militants ne fréquentent que des militants, engagez la conversation avec des individus évoluant hors du cercle pour recueillir leur réaction.
2/ Choisissez la cible en vous basant sur sa vulnérabilité, sur l’opinion publique et les possibilités de changement
Cherchez des campagnes qui ne sont pas seulement “gagnables” en elles-mêmes, mais qui peuvent avoir un effet ricochet. Henry Spira a incité le géant des cosmétiques Revlon à financer des programmes de recherche en interne afin de trouver des alternatives au test de Draize – un test très controversé mené sur les lapins – et à le faire savoir, espérant générer un effet d’entraînement. Cette stratégie s’est révélée payante : l’entreprise a été imitée par ses concurrents, ce qui a permis de réduire drastiquement le recours à ce test.

3/ Fixez-vous des objectifs réalisables
Tout changement majeur intervient par étapes.
4/ Trouvez des sources d’information sérieuses. Ne trompez jamais, veillez à conserver votre crédibilité
Henry Spira effectuait un énorme travail de documentation pour constituer une base d’arguments solides afin de muscler son discours. Il s’entourait de spécialistes et de conseillers scientifiques lui permettant de disposer d’une expertise et de pouvoir porter le débat sur le terrain des idées.
5/ Ne divisez pas le monde entre les saints et les pécheurs
Ne diabolisez pas votre adversaire. Montrer de l’hostilité est improductif, la clé du succès réside en votre capacité à vous mettre à la place de l’autre pour voir ce qui pourrait le faire changer d’avis. Comme le disait Henry Spira lui-même : « Les gens peuvent changer. Autrefois, je mangeais des animaux et je ne me suis jamais considéré comme un cannibale. »
6/ Recherchez le dialogue et essayez de travailler ensemble à résoudre les problèmes
Présentez des substituts réalistes : plus la solution est réaliste, moins vous aurez à exercer de pression.
7/ Soyez prêt à la confrontation si la cible ne réagit pas
Toutes les campagnes d’Henry Spira opèrent sur le mode d’une action graduée : rencontrer les représentants de l’entreprise cible, les inciter à agir, trouver ensemble une solution réaliste puis, sans réponse de leur part, rendre le cas public : alerter la presse, mobiliser l’opinion par des publicités choc, organiser des manifestations et accentuer la pression.
8/ Évitez la bureaucratie
Ne créez pas des structures trop lourdes où tout l’argent passera dans les frais de fonctionnement. Henry Spira travaillait seul et il montait des coalitions avec d’autres associations ou organisations lorsqu’il avait besoin de soutien. Il privilégiait toujours l’union des efforts, même s’il pouvait y avoir des désaccords.
9/ Ne partez jamais du principe que seules la législation ou l’action en justice peuvent résoudre le problème
Le lobbying politique peut s’avérer très efficace.
10/ Posez-vous la question : est-ce que ça va marcher ?
Les neuf points précédents sont dirigés vers celui-ci. L’objectif de toute campagne est et demeure l’atteinte d’un objectif. Avant de lancer ou de poursuivre une action, évaluez vos chances de réussite, et procédez à des ajustements si besoin.

L’héritage d’Henry Spira
20 ans après sa disparition, la mémoire d’Henry Spira demeure bien vivante. En France, l’association de défense des animaux L214 se réclame de la vision et des méthodes de celui que beaucoup considèrent comme un précurseur. A l’instar d’Henry Spira, Brigitte Gothière et Sébastien Arsac, ses fondateurs, ont compris que pour convaincre, il faut s’adresser à l’intelligence et non seulement à l’émotion. L’association met un point d’honneur à produire des enquêtes documentées et irréprochables, ce qui lui a déjà valu plusieurs victoires en justice.
« Je souhaite abolir l’exploitation des animaux autant que les autres, mais je dis : faisons ce que nous pouvons aujourd’hui et puis faisons plus demain ». Tel fut le credo d’Henry Spira, que L214 a repris à son compte : agir sur les différentes formes de souffrance aujourd’hui, obtenir de petites avancées, faire bouger les mentalités tout en gardant en ligne de mire l’objectif ultime : mettre fin à l’exploitation animale. Avec cette conviction : on ne change vraiment le monde que petit à petit.
Lorsque Peter Singer réalise les entretiens en vue de la publication d’un livre, Henry Spira souffre d’un cancer dont il décédera peu de temps après. Interrogé sur le sens de sa vie et de son action, le militant déclare : “Vous devez prendre du plaisir à ce que vous faites pour être efficace. Vos actions sont celles que vous devez absolument accomplir, non pas par devoir mais parce que c’est le sens de votre vie. […] Je ne me sens jamais aussi bien que lorsque j’agis pour faire avancer la situation. Au moment de quitter ce monde, je veux regarder en arrière et dire : j’ai rendu cet endroit meilleur pour d’autres”
Et Peter Singer de conclure :
“En vingt ans, ses méthodes de campagne uniques ont fait davantage pour réduire la souffrance animale qu’aucune autre action entreprise au cours des cinquante années précédentes par des organisations bien plus grandes, disposant de millions de dollars. […] La vie d’Henry nous montre comment trouver un sens à notre existence tout en conservant nos valeurs”. Son travail “peut nous enseigner comment faire de nos positions morales plus que des simples mots – comment les transformer en actions, afin qu’elles puissent avoir un impact sur le monde. Difficile d’imaginer un projet plus essentiel”.