Brillant universitaire diplômé de physique et de philosophie, Matthew Crawford est engagé comme directeur d’un think-tank à Washington. Déçu par ce poste plus prestigieux que passionnant, il plaque tout au bout de quelques mois pour ouvrir un atelier de réparation de vieilles motos. De son étonnante reconversion, il tire une réflexion sur le sens et la valeur du travail dans nos sociétés occidentales. Mêlant anecdotes personnelles et références philosophiques, il bat en brèche l’idée d’un travailleur manuel réduit au simple rôle d’exécutant et redonne ses lettres de noblesse à l’artisanat.
D’une société du faire à une société du savoir
Matthew Crawford part d’un constat : «La génération actuelle de révolutionnaires du management considère l’ethos artisanal comme un obstacle à éliminer. On lui préfère de loin l’exemple du consultant en gestion, vibrionnant d’une tâche à l’autre et fier de ne posséder aucune expertise spécifique. Tout comme le consommateur idéal, le consultant en gestion projette une image de liberté triomphante au regard de laquelle les métiers manuels passent volontiers pour misérables et étriqués. Imaginez à côté le plombier accroupi sous l’évier, la raie des fesses à l’air.»
Au savoir-faire artisanal, dont l’objectif est d’apprendre à maîtriser un ensemble de pratiques, on préfère désormais l’aptitude à apprendre constamment de nouvelles choses. On célèbre des potentialités plutôt que des réalisations concrètes, et l’on relègue le travail manuel au rang des tâches subalternes.
Ce changement de paradigme s’observe de manière concrète dans les lycées américains, où les cours de techno ont disparu au profit de l’informatique. L’objectif désormais est de former des “travailleurs de la connaissance” adaptés à la société post-industrielle. En découle un déclin des outils et une dépendance accrue aux objets et aux entreprises qui les fabriquent. “Ce que les gens ordinaires fabriquaient hier, aujourd’hui, ils l’achètent ; et ce qu’ils réparaient eux-mêmes, ils le remplacent intégralement” regrette l’auteur.
Dans un monde où on ne sait plus rien faire d’autre qu’acheter, jeter et remplacer, fabriquer et réparer des objets s’apparente presque à une forme de militantisme. La consommation semble être devenue l’une des dernières expériences significatives de notre existence, une confirmation de notre capacité à produire des effets dans le monde, une manière d’exprimer notre subjectivité et notre personnalité.
Quand le travail manuel retrouve ses lettres de noblesse
Alors qu’on s’entête à opposer le penser et le faire, les cols blancs et les cols bleus, l’intellectuel et le manuel, Matthew Crawford s’emploie à réhabiliter la richesse cognitive du travail artisanal en faveur duquel il livre un vibrant plaidoyer. Se basant sur sa propre expérience, il montre que ce «travail intellectuel», dont on nous rebat les oreilles depuis que nous sommes entrés dans l’«économie du savoir», se révèle pauvre et déresponsabilisant.
Diplômé de physique puis de philosophie, Matthew Crawford entame un doctorat d’histoire de la pensée politique. Embauché pour un an dans le département de recherche de l’université de Chicago, le Comité pour la pensée sociale, il se réfugie dans un atelier improvisé pour retaper une vieille Honda et dépense l’argent de sa bourse, supposée financer la rédaction d’un livre, en pièces détachées.
Quelques années plus tard, on lui propose la direction d’un think-tank à Washington. Ce poste est prestigieux, mais les “prétentions intellectuelles sont plus formelles que substantielles”. Son travail se résume selon lui à “donner un vernis de scientificité à des arguments profanes qui reflét[ent] divers intérêts idéologiques et matériels”. Il écrit notamment “A propos du réchauffement planétaire, je devais m’arranger pour mettre en scène des thèses compatibles avec les positions des compagnies pétrolières qui finançaient la fondation.” Déçu, il démissionne au bout de cinq mois pour donner libre cours à sa passion, la réparation de vieilles motos.

“J’ai toujours éprouvé un sentiment de créativité et de compétence beaucoup plus aigu dans l’exercice d’une tâche manuelle que dans bien des emplois définis comme “travaux intellectuels”” justifie-t-il. Loin de se résumer à serrer des écrous et décrasser des carburateurs, le travail de mécanicien mobilise l’ensemble des facultés cognitives. A l’aide de ses connaissances, sa réflexion et son sens de l’observation, ce dernier doit détecter les symptômes, déterminer les causes d’un dysfonctionnement, diagnostiquer une panne rare avant de rechercher et de mettre en œuvre une solution adaptée. Il s’agit d’un processus le conduisant en permanence à se demander s’il n’est pas dans l’erreur, l’action le rendant conscient du moindre défaut de sa perception.
Cette forme de travail a du sens parce qu’elle est véritablement utile. Et l’auteur de s’interroger : avoir une prise sur le monde intellectuellement parlant ne nécessite-t-il pas d’avoir un minimum de capacités d’agir matériellement sur lui ? Le travail manuel offre une réponse à notre désir de responsabilité, il rend notre univers intelligible afin que nous nous en sentions responsable. En réduisant la distance entre l’homme et les objets qui l’entourent, il permet à ce dernier de manifester sa propre réalité dans le monde.
Société de la connaissance, société de la perte de sens ?
A l’inverse, la vie de bureau apparaît aujourd’hui comme de plus en plus absurde et la culture populaire se fait l’écho de cette perte de sens, comme en témoigne la série The Office. Dans les grandes organisations où l’équipe est devenue la norme, le travail effectué individuellement n’a pas de sens pris isolément, ce qui peut donner l’impression au salarié de ne pas faire la différence à lui tout seul. En l’absence de production matérielle, les critères objectifs manquent pour mesurer la performance, et le processus devient plus important que le produit. Il y a là un paradoxe : l’inflation des diplômes donne l’impression d’une société de plus en plus savante, et pourtant un nombre croissant de ces “travailleurs de la connaissance” expérimentent un sentiment “d’abrutissement”. Placés en position d’intermédiaire, sans prise directe avec le réel, ils sont confrontés à une perte de sens du travail.
Selon Matthew Crawford, on applique au travail de bureau les mêmes procédés jadis appliqués au travail d’usine, à savoir l’élimination des éléments cognitifs. Théorisée par Taylor et mise en œuvre notamment par Ford, l’organisation scientifique du travail a conduit à une concentration du savoir entre les mains d’une élite managériale, les salariés recevant des instructions pour exécuter des process. Toute forme de travail cérébral est éliminée de l’atelier et concentrée dans le service de planification et de conception. Le saucissonnage du travail en des tâches multiples entraîne une perte du savoir artisanal, et le véritable travail intellectuel est concentré dans les mains d’une élite de plus en plus restreinte. Dès lors, les travailleurs qualifiés peuvent être remplacés par des non qualifiés, et on laisse aux salariés l’illusion de décider. C’est ce que Robert Jackall résume par la formule suivante : “Abandonner la gestion des détails à la base et accumuler la reconnaissance du mérite au sommet”.

La supercherie des études supérieures
Matthew Crawford fustige les politiques systématiques d’allongement de la scolarité déployées dans les sociétés occidentales. Encourager la majorité des élèves à poursuivre des études supérieures, c’est nier la diversité des personnalités qui suppose logiquement une multitude de types de travail, et nier le fait que certains élèves ne sont pas faits pour les études universitaires ou le type d’emplois auxquels elles mènent.
Ces politiques ont en outre des effets pervers sur le marché du travail. Dès 1942, Schumpeter affirmait que l’augmentation de l’éducation supérieure au-delà de la capacité d’absorption du marché du travail pousse les cols blancs à accepter des postes inférieurs ou des salaires inférieurs à ceux des ouvriers les mieux rémunérés. Cette situation crée des “incapacités de travail” : dès lors que les individus ont fait des études, ils deviennent psychiquement inemployables dans des occupations manuelles, sans pour autant être employables dans certains types de métiers comme les professions libérales.
Matthew Crawford puise dans sa propre expérience pour illustrer ce phénomène : après son master, il décide de ne pas reprendre le job d’électricien qu’il avait exercé durant ses études (alors qu’il aurait pu gagner très bien sa vie) car il estime qu’il fait désormais partie d’une “élite sociale”. Peinant à trouver du travail, il voit son estime de lui-même s’éroder et, de moins en moins sûr de sa valeur, devient peu à peu disposé à accepter n’importe quoi. Il finit par trouver un poste de rédacteur où il déchante rapidement : alors qu’il pensait pouvoir épancher sa soif de connaissance, il raconte comme il en est venu à brider sa capacité de penser car cela le ralentissait et l’empêchait de remplir les objectifs de productivité qui lui étaient fixés. La rapidité primant sur la qualité des contenus produits, il finit par taire tout sentiment de responsabilité envers autrui pour exécuter les tâches dans le temps imparti.

Quel avenir pour le travail ?
Fort de ce constat, le travail peut-il être intrinsèquement satisfaisant en dehors de considérations comme l’argent ou la reconnaissance sociale ? On a tendance à penser que notre véritable personnalité s’exprime à travers nos hobbies. Dès lors, le travail ne serait-il qu’un moyen de maximiser les possibilités de poursuivre ces autres activités à travers lesquelles la vie a enfin un sens ? (Je travaille dur toute l’année pour pouvoir escalader l’Everest pendant mes vacances ?) Notre vie se caractérise-t-elle par une négociation permanente entre travail et loisir plutôt qu’un tout cohérent et intelligible ? La vocation ne se traduit-elle pas justement par cette connexion plus étroite entre le fait de vivre sa vie et celui de la gagner ?
Matthew Crawford tente d’apporter des éléments de réponse. “Pour soutenir notre attention écrit-il, un travail doit offrir une possibilité de progresser dans l’excellence”. Dépersonnalisé, rendu dépendant de forces distantes du site de son exercice, le travail se dégrade. A l’inverse, quand l’activité s’inscrit dans une communauté d’usagers, il possède un caractère social susceptible de mettre en lumière une conception partagée du bien et de la rendre plus concrète. Le lien avec la communauté donne du sens à notre travail.
Il en est de même avec le fait d’exercer une activité qui engage toutes nos facultés. Prendre plaisir dans une activité, c’est s’y engager à fond, y mettre de soi-même. L’artisan est responsable de son propre travail, il en voit le fruit, ce qui donne une valeur intrinsèque à son labeur. A l’inverse, dès lors que l’on est mobilisé vers la valeur instrumentale de l’activité – la paie par exemple – notre attention est orientée non plus vers l’action elle-même, mais vers le résultat.
Conscient de la difficulté à implémenter une transformation radicale, Matthew Crawford plaide pour une “approche républicaine progressiste” de la question du travail qui mettrait l’accent sur notre capacité collective à réaliser ce qu’il y a de meilleur dans la condition humaine. Il nous faudrait pour cela “identifier les interstices au sein desquels la capacité d’agir des individus et leur amour du savoir peuvent être mis en œuvre dès aujourd’hui dans notre propre existence”.
Eloge du carburateur, essai sur le sens et la valeur du travail, Matthew Crawford. Edition La Découverte
Johan
Article très intéressant qui me donne envie de jeter un œil dans le travail de ce mécano-philosophe. Merci.
Qu’est devenue la valeur travail et que deviendra-t-elle avec le remplacement d’un maximum de tâches par la machine? Le travail méritera-t-il encore un salaire? Le “hobby créatif” va-t-il supplanter la valeur travail actuelle? Quid du revenu universel?
N.B. Chouette blog.
Candice Rivière
Merci Johan !
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