“Soyez vous-mêmes, les autres sont déjà pris.” Cette injonction d’Oscar Wilde, nous l’avons tous déjà lue ou entendue, mais en saisissons-nous vraiment l’importance ? Dans une société qui tend à uniformiser plus qu’à distinguer, la clé de notre épanouissement résiderait dans notre capacité à identifier et nourrir ce qui nous rend uniques. C’est le point de vue défendu par Alexandre Pachulski, cofondateur de Talentsoft.
L’éducation, de l’uniformité à la singularité
Rien dans la société actuelle ne nous aide à exprimer notre singularité, nos talents, nos aspirations. A tracer une voie unique, qui ne ressemble qu’à nous, et qui nous permette de nous épanouir tout en contribuant positivement au bien commun. On passe notre temps à observer les autres, nous comparer, nous conformer, rentrer dans le moule. Cela débute dès l’école, où l’on apprend à vivre en collectivité, respecter ses camarades, obéir à des règles. Rien de plus normal me direz-vous. Mais ce microcosme est aussi le creuset de l’uniformisation. Progressivement, l’originalité et la créativité tendent à s’effacer. La mission de l’école consiste davantage à transmettre des informations qu’à encourager le développement personnel. Tout connaître, plutôt qu’apprendre à se connaître.
Ces apprentissages, aussi indispensables soient-ils, ne suffisent pas quand vient l’heure de choisir un métier : alors qu’on ne sait pas vraiment qui l’on est ou ce que l’on aime, on nous demande de prendre des décisions qui détermineront notre avenir. On nous pousse vers des professions et des cursus que l’on juge bons pour nous, sans nous encourager à réfléchir à nos propres aspirations. Résultat : un nombre croissant de salariés qui ne se sentent pas réellement à leur place.
Connais-toi toi-même
La mission première de l’éducation devrait être d’aider les élèves à savoir qui ils sont et qui ils veulent devenir. A un apprentissage focalisé sur le monde qui nous entoure se mêlerait un apprentissage tourné vers l’intérieur, une invitation à l’introspection, à la connaissance de soi pour définir ce que chacun d’entre nous sera en mesure d’apporter à la société.
“Ose devenir qui tu es”
André Gide
Dès lors, pourquoi ne pas faire de nous-mêmes un objet permanent d’étude, à l’image des Grecs, qui avaient inscrit “Connais-toi toi-même” sur le fronton du temple de Delphes ? Découvrir ce qui fait notre singularité, le projet est ambitieux, car ce qui nous rend uniques c’est à la fois
– nos pensées, nos sentiments, nos émotions
– nos qualités, nos défauts
– nos ambitions, nos aspirations, nos envies
– nos doutes, nos peurs
– notre façon de voir le monde et de l’appréhender
– notre comportement
Aller à la découverte de ce qui nous rend uniques, ce n’est pas seulement reconnaître en soi une aptitude ou un fonctionnement différent. C’est d’abord affirmer ses goûts, ses envies, ses aspirations. En considérant que nous sommes tels que nous sommes, nous nous privons d’opportunités, d’évolutions. En envisageant qui nous pourrions être en revanche, nous ouvrons le champ des possibles. Notre singularité se situe à la croisée entre qui nous sommes aujourd’hui, et qui nous souhaitons être demain.
Le travail idéal, c’est celui qui nous permettra d’aligner ce que nous faisons avec qui nous sommes. Comme l’explique Ken Robinson dans L’élément, il nous faut trouver le point de convergence entre notre passion et notre talent naturel. Nous devons être capables de déceler des aptitudes quand elles se révèlent. Notre curiosité à l’égard d’un sujet, la facilité que nous avons dans certaines disciplines, la rapidité avec laquelle nous exécutons telle ou telle tâche sont autant d’indices pouvant nous mettre sur la voie.
“Je n’ai aucun talent particulier, je suis juste passionnément curieux”
Albert Einstein
Apprendre à apprendre
Au-delà du simple fait d’apprendre, c’est à dire d’acquérir des connaissances, il nous faut apprendre à apprendre, et placer l’apprentissage au cœur de notre vie. Pour le célèbre médecin Claude Bernard, “C’est ce que nous pensons déjà connaître qui nous empêche souvent d’apprendre”. Nos croyances, nos certitudes, nos connaissances ne doivent pas constituer un frein. Nous devons être capables de les remettre en cause, être ouvert à toutes les possibilités et porter un regard neuf sur chaque situation.
Développer son esprit critique
Etre capable de penser par soi-même et refuser l’ordre établi constitue l’une des clés du développement de notre singularité. Dans une société où l’information est devenue accessible à tous, l’enjeu est désormais d’apprendre à se poser les bonnes questions. Se cultiver, nourrir notre curiosité nous permet d’analyser cette information, de discerner le vrai du faux et d’explorer de nouveaux possibles.
“Ne laissez pas le bruit des opinions des autres étouffer votre voix intérieure”
Steve Jobs
Libérer sa créativité
Etre pleinement soi-même, c’est aussi développer sa créativité. On oppose souvent cerveau gauche – associé au raisonnement logique et rationnel, et cerveau droit – plus intuitif, émotionnel, siège de la créativité. Si cette distinction n’est pas prouvée scientifiquement, force est de constater que nous avons une forte propension à brider notre créativité. Autorisons-nous à rompre avec nos habitudes, provoquer l’inattendu et l’imprévu, penser “hors de la boîte” pour lui donner libre cours et démultiplier les opportunités.

Le travail, de la souffrance à l’épanouissement
Une étude menée sur les réseaux sociaux auprès de 1 500 personnes révèle que le mot qui est le plus souvent associé au travail est l’argent (9,06 % des réponses). Alors que certains y voient la passion (5,78 %) et l’épanouissement (2,82 %), d’autres citent l’esclavage (4,56 %), l’obligation (4,66 %) voire même la torture (3,81 %). Voilà qui en dit long !
“Choisissez un travail que vous aimez et vous n’aurez pas à travailler un seul jour de votre vie”
Confucius
Comment faire en sorte que ce travail, que nous ne voyons bien souvent que comme un gagne-pain, soit vecteur de notre singularité ? Comment transformer l’obligation en opportunité ? L’objectif est de parvenir à trouver un emploi qui nous permette de nous réaliser tout en contribuant à la société. Selon la méthode Ikigaï, notre travail idéal se trouve au croisement entre
– ce que nous aimons faire
– ce pourquoi nous sommes doués
– ce dont le monde a besoin
Oser se demander quel travail nous correspond le mieux ne va pas forcément de soi. Parfois nous n’en avons aucune idée, parfois nous avons peur de sauter le pas, d’autres fois encore nous avons une idée du “quoi” mais pas du “comment”. Se réaligner, ce peut être changer de poste, de projet, d’entreprise ou de métier. C’est un processus continu, un cheminement nous permettant d’être en adéquation avec ce que nous faisons. Il implique de ne plus penser le travail en termes de carrière, mais comme une succession d’expériences qui, à un instant donné, correspondent le mieux à notre état d’esprit, nos attentes, nos valeurs ou nos envies. Le succès de programmes tels que ceux de Switch Collective ou SomanyWays témoignent de ce besoin croissant d’alignement de la part des salariés.
Cultiver sa singularité au travail, c’est oser aller à la rencontre de nous-mêmes en nous demandant quel environnement et quelles missions nous permettent de nous épanouir, et nous autoriser à tester d’autres voies. C’est faire valoir notre différence, et faire de cette différence un atout. C’est assumer nos envies et ne pas avoir peur de partager avec nos managers ce qui nous enthousiasme réellement.

L’entreprise, de la contrainte à l’accomplissement
L’entreprise rime bien souvent avec contrainte, nous donnant le sentiment de devoir rentrer dans un moule. Et si elle devenait un lieu où il est possible de s’accomplir et d’exprimer sa singularité ?
Envie, motivation voire même bonheur: si ces termes ont fait leur apparition dans le champ lexical des entreprises, c’est car ces dernières ont compris qu’elles ne pouvaient être compétitives que si les salariés se sentaient bien et concernés par leurs objectifs : pour réussir, une entreprise doit parvenir à innover, ce qui requiert un engagement de ses collaborateurs. L’Institut de sondage Gallup a estimé que le désengagement des salariés coûtait entre 450 et 550 milliards de dollars par an aux entreprises américaines chaque année. C’est dire l’importance de cet enjeu.
Repenser les 3 W
Pour évoluer, l’entreprise doit repenser les 3W : workforce (forces vives), workspace (espace de travail) et workflows (interactions).
Par forces vives, on entend les salariés mais aussi tous ceux qui contribuent, directement ou indirectement, à l’activité et à la réussite de l’entreprise. Ce terme pourrait aisément remplacer celui de “ressources humaines” qui est aujourd’hui pointé du doigt. On pourrait également lui préférer l’expression “management des talents” qui met davantage l’accent sur la place de chacun, à la croisée des envies, des compétences et des besoins de l’entreprise.
Longtemps érigée en modèle, l’approche verticale et tayloriste semble aujourd’hui dépassée. Les notions d’autorité, de relation hiérarchique et de statut doivent être revisitées du fait de la diversité des profils. L’enjeu est de permettre à chacun d’entre nous de se réaliser à travers son travail, dans son propre intérêt et celui du bien commun. L’entreprise doit être capable d’affirmer sa mission, son but, et de rallier à sa cause ceux qui souhaitent atteindre un but identique. Le poids croissant de la RSE témoigne de la volonté des entreprises d’aligner leur activité avec leurs valeurs et de mieux prendre en considération les enjeux éthiques, sociaux ou environnementaux.
La clé d’un bon management consiste désormais à donner de l’autonomie pour responsabiliser les membres de son équipe, nourrir leur motivation et leur engagement tout en leur permettant d’exprimer leur créativité. Le responsable doit chercher à donner du sens à l’activité de chacun en personnalisant la relation qu’il entretient avec son travail et en concevant un cadre adapté à ses attentes et son comportement.
L’espace de travail doit lui aussi évoluer pour s’adapter aux différents profils. Bureau, domicile, coworking… autant de possibilités de permettre aux salariés d’aligner leur mode de fonctionnement avec leurs missions. Le bureau doit être repensé pour devenir le lieu du vivre ensemble où chacun peut trouver sa place et se sentir bien.
En termes d’interactions, c’est la collaboration, levier de performance, qui doit prévaloir. La notion de verticalité est aplanie au profit d’organisations en mode projet, mieux à même de répondre à la complexité des enjeux auxquels les entreprises doivent faire face. Qui dit complexe dit compétences multiples : toutes les forces en présence doivent être associées et valorisées pour parvenir à atteindre les objectifs fixés. Le rôle du manager est de réunir les meilleurs talents pour effectuer le meilleur travail possible. S’il lui est offerte la possibilité d’exprimer sa singularité, le salarié donnera le meilleur de lui-même dans son intérêt mais aussi surtout celui du collectif.
Les profils atypiques, stars de demain ?
Le recrutement est un processus souvent coûteux et risqué pour les entreprises. Face à la crainte de se tromper, celles-ci préfèrent jouer la sécurité en misant sur des candidats collant au plus près à la fiche de poste. Selon Alexandre Pachulski, les recruteurs auraient pourtant tout intérêt à prêter attention aux profils plus atypiques. Par “atypique”, il entend des candidats désireux de sortir de leur domaine d’expertise, guidés par leurs envies et armés d’une forte motivation. Un cas de figure amené à se répandre compte-tenu du nombre croissant de salariés en quête de sens et d’alignement.
Le cofondateur de Talentsoft – qui propose un logiciel dédié au management des salariés dans l’entreprise – en est persuadé : aujourd’hui délaissés, les profils atypiques seront courtisés par les recruteurs de demain du fait de leur capacité à s’adapter et à développer de nouvelles compétences. Si l’une des clés de la réussite pour les entreprises est la capacité à se démarquer et à innover, nul doute que ces profils originaux, à même d’apporter un regard neuf, se révéleront de précieux atouts.

Singularité humaine VS singularité technologique
Spécialiste de l’intelligence artificielle, Alexandre Pachulski s’interroge sur les dangers et surtout les opportunités offertes par les nouvelles technologies en matière d’éducation et d’épanouissement au travail. Collaborer avec les machines permettrait selon lui de développer nos talents, nos capacités et nos aspirations.
Au début de l’ouvrage, l’auteur insistait sur l’importance d’apprendre à apprendre et de placer l’apprentissage au cœur de nos vies. Les nouvelles technologies nous offriraient selon lui une incroyable opportunité d’apprendre autrement et de nous former tout au long de la vie. Il fait notamment référence à l’école Alt School, implantée à San Francisco, qui utilise l’intelligence artificielle pour personnaliser les apprentissages. Loin des enseignements standardisés, les nouvelles technologies permettent de s’adresser à chaque enfant de manière unique et les aident à découvrir leurs talents et leurs points forts. Il s’agit ici de tirer profit des données générées par chacun (résultats, rythme et mode d’apprentissage) pour proposer des contenus adaptés. C’est ce que l’on nomme apprentissage adaptatif, autrement dit sur-mesure. De la même manière, les intelligences artificielles offrent aux entreprises un moyen de personnaliser la formation ou le management en fonction de chaque salarié.
Loin de constituer une menace, les machines doivent au contraire être vues comme des partenaires au service de nos projets. En termes de recrutement, l’IA nous permettrait de sortir du déterminisme uniquement basé sur les compétences, voire même d’étendre la notion de compétence pour combiner les savoir-faire, vouloir-faire et pouvoir-faire. Une intelligence artificielle serait ainsi à même de déceler le facteur motivation en brassant toutes nos informations sur Internet, offrant une approche plus ouverte des différents candidats (ce qui ne serait pas sans poser des problèmes en termes de protection des données).

Pour Alexandre Pachulski, notre plus grande richesse en tant qu’individus est notre singularité, qui doit être cultivée et nourrie tout au long de la vie. Le secret de notre épanouissement réside dans notre capacité à veiller en permanence à aligner ce que nous faisons avec qui nous sommes.
Découvrir notre singularité nécessite d’appréhender l’éducation de manière différente, de tourner notre regard vers l’intérieur pour aller à la rencontre de nous-mêmes. Cette singularité, c’est à la fois qui nous sommes et qui nous voulons être. Le travail pourrait constituer le meilleur moyen de nous réaliser tout en contribuant au bien commun, et l’entreprise devenir un lieu d’accomplissement individuel et collectif, à condition toutefois de pouvoir faire coïncider nos projets avec les siens.
Johan
Je trouve pernicieuse cette sacralisation de la créativité en complément des machines (pour les tâches rébarbatives). Derrière cette promesse d’homme libéré et créatif se cache un asservissement classique au néolibéralisme:
Soyez créatif, soyez vous-même, soyez-singulier, … à condition de rester dans le cadre et de suivre la/les normes en vigueur. Le tout à l’égo est une prison à deux pièces (une où l’être humain s’enfermer sur lui-même et l’autre, plus grande, où on peut le mener par le bout du nez).
Au plaisir de vous lire
Candice Rivière
Bonjour Johan,
Merci pour votre commentaire. A titre personnel je vois dans la créativité un moyen de s’affranchir de ce que vous nommez “l’asservissement classique au néolibéralisme”, un acte de résistance aussi.
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