Alors que certains veulent retrouver au plus vite leur “vie d’avant” après deux mois de confinement, d’autres aspirent au contraire à un nouveau départ. Pour bon nombre d’entre nous, ces huit semaines suspendues ont vu émerger des réflexions, naître des projets. Et si la période qui s’ouvre était, au-delà de l’incertitude, synonyme d’espoir ? Si nous la voyions comme une opportunité de faire germer personnellement et collectivement les petites graines semées au cours des derniers mois ? A quoi ce “monde d’après” pourrait-il ressembler ?
Vide fertile
Ces dernières semaines, les Chemins de traverse étaient en jachère, et c’est à pas mesurés que je m’y aventure de nouveau. Dans notre société à 100 à l’heure où une journée réussie est une journée bien remplie, l’immobilité et l’inactivité sont généralement vues d’un mauvais œil. Pire, elles font peur. Pourtant, l’expression “vide fertile” est là pour nous rappeler qu’avoir du temps libre, c’est pouvoir laisser émerger la réflexion et explorer le champ des possibles.
L’instauration du confinement a imposé ce vide. Le remplissage permanent – de nos emplois du temps, de nos armoires, de nos frigos – a laissé place à une situation inconnue qu’il nous a fallu apprivoiser. Pour certains, ce quotidien allégé par la force des choses a fait naître l’angoisse, et il est devenu presque vital d’en combler chaque minute, entre tentatives plus ou moins fructueuses de fabrication de pain et cours de yoga. D’autres ont au contraire accueilli ce nouveau rythme avec sérénité, redécouvrant des plaisirs simples : prendre son petit-déjeuner sans regarder sa montre toutes les 30 secondes, observer l’arrivée du printemps par sa fenêtre, écouter le chant des oiseaux habituellement couvert par le vrombissement des voitures, donner libre cours à ses envies en se (re)mettant à l’écriture, à la guitare ou au dessin.
Ralentir
La période qui s’est écoulée a été propice à l’introspection et à la prise de recul. Libérés des heures de transport quotidiennes voire même de notre activité professionnelle, nous avons enfin pu nous poser les questions que nous taisions parfois depuis des mois, voire des années. Quelle direction est-ce que je souhaite donner à ma vie ? Jusqu’à quand vais-je continuer à faire ce job qui me permet de vivre confortablement mais qui ne m’apporte ni joie ni satisfaction personnelle ? De quoi ai-je vraiment envie ?
A l’échelle de l’Histoire comme des individus, les crises sont souvent propices au changement. “Le confinement est un point de rupture. Les choses apparaissent de façon flagrante, c’est une épreuve de vérité, on ne peut plus se mentir” analyse la philosophe Claire Marin dans Le Monde. “Cette situation peut faire apparaître le côté superficiel ou vain de ce qu’on vivait avant”. Confrontés à un drame sanitaire d’une ampleur sans précédent, nous avons pris conscience de ce qui comptait réellement pour nous, et de l’importance relative de certains éléments de notre vie auxquels nous accordions pourtant beaucoup de place jusqu’alors. Comme si ralentir nous permettait soudainement d’ouvrir les yeux et de voir, vraiment. De réfléchir à nos choix de vie et d’entamer un virage à 180°, ou du moins un rééquilibrage.
Les témoignages faisant état de ces “déclics” fleurissent sur la toile, avec toujours ce même leitmotiv : Ralentir. Simplifier. Ne plus avoir le sentiment de passer à côté de sa vie. Prendre le temps. Mettre un terme à cette fuite en avant qui nous pousse à vouloir toujours plus – une plus grosse voiture, une plus grande maison, un smartphone plus récent… Le confinement amplifie l’aspiration à ralentir son rythme de vie : c’est l’une des conclusions de l’enquête menée par le Crédoc (Centre de recherches pour l’étude et l’observation des conditions de vie). Interrogés sur leur idéal de vie, 80% des Français déclaraient fin avril qu’ils préféraient “ralentir, prendre le temps”, plutôt que de “vivre la vie à cent à l’heure”.
Si la réalité du quotidien et la crise qui se profile pourraient avoir raison de ces bonnes résolutions, on peut tout de même espérer que les envies de changement impulsées par le confinement mûrissent et se concrétisent dans l’esprit de certains. A la clé, des individus mieux alignés, plus épanouis et, osons l’écrire, plus heureux.
Faire rimer travail avec sens
Tous les soirs, nous les applaudissions à 20h : les soignants sont devenus ces héros du quotidien qui œuvrent malgré le manque de moyens et la fatigue, ne ménageant pas leurs efforts et ne comptant pas leurs heures. Dommage qu’il ait fallu une pandémie pour prendre conscience du rôle indispensable joué par tous ceux qui composent ce que Denis Maillard nomme le “back office” de notre société de services, et auxquels nous prêtions si peu attention : soignants bien sûr, mais aussi éboueurs, caissières, routiers, agents d’entretien, agriculteurs… Sans eux, il n’est pas exagéré de dire que le monde s’arrêterait de tourner. Pour preuve, ils n’ont pas stoppé leur activité quand le reste du pays était à l’arrêt. Peut-on en dire autant des courtiers en bourse et autres directeurs marketing ?

Il serait bien naïf d’espérer une inversion de l’échelle des valeurs au profit de l’utilité sociale. On aimerait malgré tout croire que le confinement aura contribué à faire évoluer le regard que nous portons sur ces professions souvent déconsidérées. Cette revalorisation symbolique pourrait malheureusement n’être qu’éphémère, et elle demeure bien insuffisante. Pour le spécialiste des relations sociales Denis Maillard, il est essentiel de réaffirmer l’appartenance et la réelle utilité de ces travailleurs dans la société, ce qui implique à la fois des actions en matière de dignité au travail et la possibilité pour ces personnes de pouvoir changer de métier si elles le souhaitent.
Face au courage et à la dévotion de ces “premiers de cordée” indispensables au bon fonctionnement de notre société, certains salariés ont été frappés par un sentiment d’inutilité. Comment, face à ceux qui sauvent des vies, ne pas s’interroger sur son propre rôle dans la société ? “En fait mon travail ne sert absolument à rien”, “Je n’ai pas l’impression d’apporter quoi que ce soit aux autres”, “Je me sens déconnecté”… Autant de témoignages révélateurs de cette prise de conscience, et avec elle du désir de mettre davantage de sens dans son travail. Selon un sondage Odoxa-Adviso Partners pour France Bleu, France Info et Challenges, 67 % des actifs estiment que la période du confinement a été plutôt favorable à une réflexion sur l’intérêt de leur travail, 72 % disent avoir reconsidéré leur équilibre vie professionnelle – vie privée, et 69 % ont mis à profit cette période pour réfléchir à ce qui compte vraiment pour eux professionnellement.
Que le confinement ait fait émerger des questions latentes ou qu’il ait conduit à une prise de conscience, les désirs de reconversion se multiplient, comme en témoigne l’engouement pour les programmes de coaching spécialisés. L’un des leaders du secteur, Switch Collective – dont j’ai déjà eu l’occasion de vous présenter le programme phare, Fais le bilan, a ainsi enregistré 100 appels par semaine et 250 inscriptions, soit deux fois plus qu’habituellement. Reste désormais à savoir si ces désirs de changement ne se heurteront pas de plein fouet à la réalité de la conjoncture économique et qu’ils n’engendreront pas davantage de frustration.
Faire la part belle au local
Rideaux baissés, vitrines éteintes… qui aurait pu imaginer une menace suffisamment grande pour mettre la société de consommation à l’arrêt ? Alors que l’économie redémarre tout doucement, quelles conséquences ces deux mois auront-ils sur nos habitudes de consommation ? Selon l’institut Forrester, le confinement a entraîné une prise de conscience de la “fragilité de notre confort et des excès de la société de consommation”, ce qui pourrait se traduire par une évolution des comportements mais aussi des valeurs et des attentes. “Il est fort probable que les valeurs liées à la proximité, à la frugalité, à la solidarité, à la préservation de l’environnement deviennent de plus en plus importantes” anticipe Thomas Husson, analyste.
La pandémie nous a poussés à revoir nos habitudes, notamment en matière d’alimentation. La fermeture des frontières a mis en lumière la production locale et le rôle indispensable de nos agriculteurs. Face à la crainte de la contamination dans les supermarchés et à la hausse des prix, nous nous sommes tournés vers les producteurs locaux et avons privilégié les circuits courts. Si cette relocalisation s’est faite par la force des choses, elle a pris pour certains une forme de militantisme, consommer local traduisant une volonté d’être solidaires avec nos agriculteurs. La période qui s’est écoulée a pu renforcer l’envie de changer de pratiques, d’essayer autre chose. Elle nous a permis de nous rendre compte que modifier nos habitudes n’était pas aussi compliqué qu’on aurait pu le croire. Manger plus sainement, cuisiner plutôt que de se faire livrer ou d’acheter des plats préparés… autant de petits changements qu’il nous faut désormais cultiver.

Ce retour au local a été facilité par le numérique : les producteurs locaux se sont réorganisés, et l’on a vu se multiplier les drive fermiers et les systèmes d’achats groupés grâce à des plateformes telles que Cagette.net. La permanence de ces dispositifs pourrait favoriser l’avènement d’une transition alimentaire faisant la part belle au local. “Pour beaucoup de consommateurs, les circuits courts demandent du temps, une forme d’engagement. […] En ayant expérimenté durablement le drive fermier, bien plus simple pour les consommateurs, les producteurs pourraient être tentés de le conserver” estime Yuna Chiffoleau chercheuse agronome à l’INRA. “Toutes les innovations, toutes les adaptations, toutes les mutualisations qui sont en train de s’inventer pourraient faciliter pour les producteurs comme pour les consommateurs, l’achat local”.
Que restera-t-il de ces changements dans la société post-Covid ? Circuits courts, petits producteurs, produits frais… il n’a pas fallu attendre une pandémie pour observer ce retour à la proximité, en témoigne le succès des Amap et autres ruches. Gageons toutefois que la crise sanitaire aura permis d’amplifier une tendance déjà bien ancrée.
Consommer autrement
Au-delà de l’alimentaire, c’est notre rapport global à la consommation qui pourrait être redéfini. Durant deux mois, nous avons concentré notre attention sur nos besoins vitaux : nous nourrir, nous protéger et protéger nos proches… Plus d’injonction à consommer, (presque) plus de messages promotionnels envahissant nos boîtes mails, ni d’offres alléchantes dès que l’on passe devant une vitrine. Hors d’atteinte des sirènes du consumérisme, nous nous sommes rendu compte que ce qui nous manquait le plus ne pouvait pas s’acheter : une balade en forêt, un dimanche en famille, un dîner entre amis… Alors que les magasins rouvrent, est-il utopique de rêver d’une consommation plus raisonnée et, de fait, plus raisonnable ?
Pour Maud Sarda, directrice de la marketplace solidaire Label Emmaüs, la crise sanitaire a provoqué “un moment de lucidité intense dans la société”. La recherche de sens et d’impact positif pour les citoyens, salariés et consommateurs est “une tendance de fond” qui s’est renforcée avec le confinement. Libérés de certaines contraintes, nous avons enfin pris le temps de mettre en pratique cette quête, de chercher et adopter des solutions alternatives. La fermeture de nos commerces habituels nous a poussés à repenser nos habitudes et la réduction de la concurrence a profité aux acteurs de l’économie sociale et solidaire.

Des changements qui tiennent aussi parfois de la prise de conscience : suite aux révélations sur les conditions de travail des salariés d’Amazon, certains consommateurs se sont détournés de la plateforme pour privilégier des acteurs plus éthiques et solidaires (ce qui n’a pas empêché la firme de Jeff Bezos d’enregistrer des bénéfices records.) “La consommation est faite d’habitudes, de solutions de facilité dans un quotidien souvent très chargé” poursuit Maud Sarda. “Mais nous sommes convaincus qu’il est possible de protéger cette petite graine qui a été semée pendant le confinement. Consommer autrement est possible au quotidien […] L’économie sociale et solidaire est une alternative crédible, elle l’a prouvée pendant cette crise”.
Certes, les images hallucinantes de files d’attente longues de plusieurs dizaines de mètres devant les magasins de vêtements ne vont pas dans le sens de la sobriété. Le confinement a entraîné une frustration, et il est fort à parier que l’on enregistrera une hausse de la consommation dans les prochains mois. Sur le long terme toutefois, on peut espérer un rapport plus réfléchi et sensible à la consommation et aux problématiques sanitaires et écologiques. Désormais, le lien entre bonheur et possession ne va plus forcément de soi. D’où le désir de consommer moins et autrement, de réfléchir au sens de ce que l’on achète, redéfinir ses vrais besoins et aller vers un “matérialisme signifiant.”
Monde d’après : vers un exode urbain ?
17 % de la capitale et plus d’un million de Franciliens auraient quitté leur domicile durant le confinement. Au désir de “se mettre au vert” et d’échapper à des appartements trop petits s’ajoute la peur de la promiscuité et de la contamination qui y est associée. Si l’on a surtout parlé de l’Ile-de-France, le phénomène ne s’arrête pas à la capitale. Revenus chez eux, certains rêvent désormais d’ailleurs. Les agents immobiliers témoignent de la demande croissante pour des maisons avec jardin, et du regain d’intérêt pour les petites et moyennes villes. Selon l’association “Paris je te quitte”, les Franciliens seraient aujourd’hui 54 % à vouloir quitter la région, contre 38 % avant le confinement. Au-delà de la recherche d’espace, cette fuite ne traduirait-elle pas une aspiration à un autre mode de vie ? Recherche d’un environnement moins stressant, volonté de se rapprocher de la nature… L’attrait pour les villes à taille humaine et les territoires ruraux semble cristalliser le désir de ralentir et de revenir à l’essentiel évoqué plus haut.

Après des études à Lille où nous nous sommes côtoyées et un poste au sein des Verts, Claire Desmares-Poirrier a décidé de partir s’installer près de Redon où elle a créé une exploitation de plantes aromatiques avec son mari. Dans son ouvrage L’Exode urbain : manifeste pour une ruralité positive, elle explique ce choix de vie par la volonté de mettre en cohérence ses convictions et son quotidien. Si cette décision radicale a pu surprendre l’entourage du couple il y a dix ans, elle entre aujourd’hui en résonance avec les réflexions liées aux métiers manquant de sens, aux bore-out, et à cette impression latente de “ne servir à rien”.
Le milieu rural incarnerait la simplicité et la sobriété que certains appellent de leurs vœux. Vivre à la campagne, ce serait privilégier l’être plutôt que l’avoir. “On n’interroge jamais le fait que la vie en ville est un non-choix” affirme Claire Desmarres-Poirrier, faisant référence à un sondage selon lequel 81 % des Français rêveraient de vivre à la campagne, alors même que plus des trois quarts sont aujourd’hui citadins. “La ville, c’est l’extrême sollicitation à consommer, l’exposition à des centaines d’informations publicitaires chaque jour, l’inévitable proximité des magasins” poursuit la jeune femme. “S’éloigner de la pression consumériste de la ville modifie fondamentalement la notion de besoin. La ruralité est intrinsèquement synonyme de simplicité de vie”. Une simplicité à laquelle viennent se greffer la solidarité et l’authenticité.
Cet “exode urbain” ne semble toutefois possible qu’à la faveur du développement du télétravail et au désenclavement numérique de nos campagnes. Si le cas de Claire et de son mari force le respect, la majorité des candidats à l’exode urbain n’aspirent pas à vivre de la terre. Le confinement a montré les avantages du télétravail à bon nombre d’entreprises – et de salariés – jusque là réticents, à tel point que certains d’entre eux n’ont plus aucune envie de retourner au bureau. Alors que la généralisation de la pratique pourrait révolutionner en partie le travail de demain, la question de l’impact en termes d’aménagement du territoire mérite d’être posée. Le télétravail sera-t-il la planche de salut de campagnes désertées ?
Difficile aujourd’hui de dire aujourd’hui si l’effet “pays de cocagne” sera davantage qu’une simple mode et s’il perdurera sur le long terme. C’est une chose de passer un printemps au vert, c’en est une autre de partir s’y installer définitivement. Cette tendance ne concerne par ailleurs qu’une minorité de personnes (seuls 25% des Français ont télétravaillé pendant le confinement) et elle regroupe des réalités bien différentes. Si l’emploi du terme “exode urbain” mérite donc la plus grande prudence, la lassitude et la défiance à l’égard des métropoles sont pour leur part bien réelles.
Confrontés à une crise sanitaire sans précédent, nous avons expérimenté au cours des derniers mois de nouvelles façons de vivre, de travailler et de consommer. Alors que s’éloigne la menace de l’épidémie, parviendrons-nous à faire germer les petites graines semées lors de cette période suspendue ? Est-il utopique d’imaginer un “monde d’après” plus solidaire, plus résilient, plus en adéquation avec nos valeurs et nos aspirations ? Certains objecteront que ce ne sont là que des vœux pieux et que nous aurons vite fait de reprendre le cours de notre vie là où nous l’avions laissé au début du printemps. Il ne tient qu’à nous qu’il en soit autrement.
“Les crises, les bouleversements et la maladie ne surgissent pas par hasard. Ils nous servent d’indicateurs pour rectifier une trajectoire, explorer de nouvelles orientations, expérimenter un autre chemin de vie”.
Carl Gustav Jung
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