Connaissez-vous l’eusko, la gabare, l’abeille, le cairn ou la pêche ? Apparues en France au début des années 2010, les monnaies locales fleurissent partout à travers le territoire. Alors que la crise menace les petites entreprises et nous pousse à revoir nos modes de consommation, en quoi ces moyens de paiement complémentaires constituent-ils une opportunité de redynamiser l’économie de proximité et de faire des citoyens de véritables consom’acteurs ?
Monnaies locales : Définition
Si l’euro est la monnaie officielle de la France et de dix-huit autres pays membres de l’Union européenne, elle n’est pas la seule devise légale en circulation dans l’Hexagone.
Qu’est-ce qu’une monnaie locale ?
La monnaie locale – également désignée sous le terme de monnaie locale complémentaire (MLC) ou monnaie locale complémentaire et citoyenne (MLCC) – est une monnaie alternative à la monnaie nationale. Il s’agit d’un moyen de paiement utilisé sur un territoire géographique donné dont le périmètre est variable. Ce peut-être à l’échelle d’une commune mais aussi une collectivité locale ou même une région. À la différence d’une monnaie nationale, elle est gérée non pas par une banque centrale, mais par une association avec l’appui d’un établissement financier.
La loi du 31 juillet 2014 relative à l’Économie sociale et solidaire (ESS) a donné une base légale aux monnaies locales complémentaires. L’article 16 reconnaît les monnaies locales comme titres de paiement, à condition que celles-ci soient émises par des entreprises relevant de l’économie sociale et solidaire (ESS), et qu’elles servent des projets qui s’inscrivent dans le respect de l’environnement, l’équité, la lutte contre l’exclusion ou le commerce équitable. Elles doivent également respecter l’encadrement fixé par le code monétaire et financier.
Les premières monnaies locales, l’abeille et l’occitan, sont apparues en 2010, respectivement à Villeneuve-sur-Lot et Pézenas. Environ 80 monnaies locales circulent actuellement sur le territoire, et 50 autres sont en projet. La plus dynamique est l’eusko, au Pays Basque, qui rassemble un réseau de 1 050 prestataires, 3 800 adhérents et représente une masse monétaire de 2 millions d’euros.
Comment fonctionne une monnaie locale ?
Les monnaies locales se présentent sous la forme de coupons-billets ou sous forme dématérialisée (grâce à une carte magnétique ou une application par exemple). La parité est fixe (leur cours ne varie pas) et s’établit à 1. Autrement dit 1 euro = 1 eusko, 1 pêche, 1 cairn… Les monnaies locales ne peuvent pas être thésaurisées, l’objectif n’étant pas de favoriser l’épargne mais bien d’encourager leur utilisation. Afin d’accélérer leur circulation, certaines monnaies sont dites “fondantes”, c’est à dire qu’elles perdent de leur valeur au bout d’un certain temps (2 % tous les trimestres par exemple).
Le consommateur se rend dans un bureau de change – généralement un commerce prestataire du réseau – pour troquer ses euros contre des unités de monnaie locale. Les euros ainsi échangés sont déposés sur un fonds de garantie auprès d’une banque (le plus souvent la Nef). Cette obligation légale entraîne un dédoublement monétaire : d’un côté la monnaie locale qui circule sur le territoire, et de l’autre son équivalent en euros. Ces sommes peuvent être placées pour soutenir des projets locaux et responsables en accord avec les valeurs des MLC.
Qui peut l’utiliser ?
La monnaie locale s’appuie sur un triptyque : un territoire, des prestataires et des consommateurs. Pour faire partie du réseau, tous doivent adhérer à l’association gestionnaire et s’acquitter d’une cotisation annuelle. Les prestataires s’engagent en parallèle, via la signature d’une charte, à respecter un certain nombre d’engagements en matière de qualité des produits ou de normes environnementales. Commerces, services de proximité, artisans, producteurs, PME, tous peuvent adhérer au réseau, à condition que leur activité se limite à un périmètre géographique restreint. Les supermarchés, les chaînes de magasins ou de restauration présentes partout en France en sont de facto exclus.

Les monnaies complémentaires dopent l’économie locale
Relocaliser la consommation
Les monnaies complémentaires constituent un formidable levier pour dynamiser l’économie locale. En choisissant ces devises alternatives pour payer des biens ou des services, les consommateurs s’inscrivent au sein d’un réseau de citoyens engagés dans la préservation du tissu économique. La conversion de devises locales en euros ayant généralement un coût, le commerçant, producteur ou artisan rémunéré en MLC est incité à l’utiliser à son tour pour payer ses fournisseurs, ses prestataires ou pour sa propre consommation.
Les MLC favorisent de ce fait la mise en réseau des acteurs territoriaux. Les entreprises participantes sont poussées à nouer des relations commerciales au niveau local afin d’écouler les unités de monnaie complémentaire, contribuant progressivement à relocaliser l’ensemble de la chaîne de production d’un territoire. Une étude menée au Pays Basque a révélé que plus de la moitié des entreprises utilisant l’eusko avaient changé de fournisseurs après avoir adopté cette monnaie alternative.
Favoriser l’économie réelle
Savez-vous quel pourcentage de la masse monétaire mondiale circule au sein de l’économie réelle ? Entre 2 et 5 %. Concrètement, cela signifie que plus de 95 % des flux mondiaux sont utilisés à des fins de spéculation. C’est également pour proposer une alternative au capitalisme financier que les monnaies locales ont vu le jour. En prévenant la thésaurisation et la spéculation notamment grâce à un cours fixe et des mécanismes de fonte, les monnaies locales stimulent l’économie réelle.
Des études ont montré que la vitesse de circulation de ces monnaies était sept fois supérieure à celle de la monnaie nationale. Une unité de monnaie locale crée ainsi plus de richesses, car elle permet de réaliser davantage de transactions sur une même période. Moteurs du développement territorial, les monnaies complémentaires permettent à tout un écosystème de petites entreprises de prospérer et de créer de l’emploi.
Lorsqu’elles réussissent à mobiliser un réseau suffisamment puissant, les monnaies locales peuvent avoir un véritable impact économique sur le territoire. Créé en Suisse en 1934, le WIR est aujourd’hui utilisé par plus de 60 000 entreprises, soit 20 % du tissu productif du pays. En Bavière, le chiegmauer – première monnaie complémentaire européenne en termes de volume d’échanges – a généré plus de 7 millions d’euros de transactions en 2013.

Les monnaies locales, une réponse à la crise ?
Que ce soit en 1929 ou en 2008, on observe que l’apparition des monnaies locales coïncide souvent avec un contexte de crise. Dans les années 30, le gouvernement autrichien a décidé d’émettre des bons-travail pour les échanges locaux dans la commune de Wörgl, durement frappée par le chômage. Afin d’encourager leur circulation, il a appliqué une fonte (perte de valeur) de 1 % par mois. L’effet levier a été spectaculaire : en redynamisant l’économie locale, les bons-travail ont contribué à faire baisser le chômage de 25 %.
Cet exemple pourrait-il être transposé à la situation actuelle ? Si la crise sanitaire touche tous les pans de notre économie, les TPE, PME, petits commerçants et artisans sont les plus impactés. Aculés après plusieurs mois de fermeture forcée, en manque de trésorerie, de nombreuses entreprises ont ou vont devoir mettre la clé sous la porte. En encourageant les habitants d’une ville ou d’une région à consommer en priorité dans les entreprises de proximité, les MLC peuvent sans nul doute être vecteurs d’entraide. Dans un contexte économique fragilisé, elles se posent comme des outils de résilience permettant aux entreprises du territoire de mieux résister aux chocs.
Des monnaies locales, complémentaires… et citoyennes !
Qualifiées de complémentaires, les monnaies locales se voient aussi parfois adjoindre le terme de “citoyennes”. Une dénomination qui permet de souligner que ces outils monétaires sont aux mains d’une communauté de citoyens et consom’acteurs engagés.
Redonner à la monnaie sa fonction d’échange
Les crises successives ont érodé notre confiance dans le système financier. Si certaines monnaies locales sont à l’initiative d’une collectivité territoriale – c’est notamment le cas du rollon, porté par la Région Normandie, elles émanent dans leur majorité de collectifs de citoyens avec une approche bottom-up (de la base vers le sommet). Les projets mettent en moyenne deux ans à voir le jour. Ils sont le fruit d’une concertation, et les règles qui les régissent sont pensées par et pour les citoyens. Une gouvernance partagée qui renforce le lien social.
Pour l’économiste Jérôme Blanc, les monnaies locales sont une “réussite indéniable”, car elles permettent de mettre en place une éducation citoyenne et de faire évoluer notre manière de concevoir la monnaie. En apportant une gestion décentralisée et citoyenne, elles contribuent à redéfinir le paysage monétaire. Relocaliser la monnaie, c’est se la réapproprier et lui redonner son rôle premier d’intermédiaire dans les échanges. On sait où va l’argent, où il circule et le type d’activités qu’il finance.

Favoriser des modes de consommation plus vertueux
Outre la réappropriation de la monnaie comme outil d’échange, les MLCC permettent d’accélérer la transition vers une consommation locale et responsable. Le confinement et la crise sanitaire ont bouleversé nos chaînes d’approvisionnement, nous poussant à nous tourner davantage vers le local. Reste désormais à savoir si ces habitudes prises en temps de crise vont se pérenniser.
Adopter un parcours d’achat plus rationnalisé demande du temps et des efforts, mais c’est davantage porteur de sens. En recentrant l’attention sur les acteurs du territoire, les monnaies locales nous permettent d’évoluer vers une consommation militante. Payer avec une monnaie complémentaire, c’est redonner du sens à ses achats en refusant les produits fabriqués n’importe où par n’importe qui, et en soutenant les commerces et artisans de proximité.
Le cercle vertueux ne s’arrête pas là. En encourageant les acteurs d’un territoire à échanger et travailler ensemble, en incitant les citoyens à consommer dans un périmètre restreint, les monnaies locales favorisent les circuits courts et contribuent de ce fait à la transition écologique. C’est le constat dressé à la fois par le CESE (Conseil économique, social et environnemental) et l’Ademe. À cela s’ajoutent les engagements pris par les prestataires du réseau, signataires d’une charte éthique, qui contribuent eux aussi à nourrir ce cercle vertueux. Achats plus responsables, renforcement du lien social… les retombées positives essaiment bien au-delà de la sphère économique.
Outils citoyens au service des territoires et de l’intérêt général, les monnaies locales sont au cœur d’un cercle vertueux mêlant dynamisme économique, lien social et transition écologique.
Utiliser une monnaie locale, c’est :
- Encourager la relocalisation de l’économie
- Soutenir l’emploi et les commerces de proximité
- Permettre le développement des savoir-faire locaux
- Renforcer les liens entre les acteurs du territoire
- Doper les circuits courts
- Favoriser une consommation responsable, éthique et écologique
Et si vous consultiez la carte des monnaies locales en France pour voir s’il en existe une près de chez vous ?
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romain tenot
Salut Candice. Je suis tombé sur ce papier de manière improbable mais j’en suis bien content. Il est bien construit et d’une grande clarté. Bravo!
Candice Rivière
Bonjour Romain,
Il me semble t’avoir connu dans une vie professionnelle antérieure. Si c’est bien toi c’est effectivement improbable mais ça me fait plaisir de te lire ! Merci pour ce gentil commentaire. J’espère te revoir ici de temps à autre ! (et si ce n’est pas toi ça me fait plaisir aussi ;-))